VAE VICTIS
Compte rendu de Serge Thion
James BACQUE, Other losses. An Investigation into the Mass Deaths of German Prisoners at the Hands of the French and Americains After World War II [Autres pertes. Enquête sur les morts en masse de prisonniers allemands aux mains des Français et des Américains après la seconde guerre mondiale], Toronto, Stoddard, 1989, xxi-248 p.
Lorsque prend fin la guerre en Europe, le 8 mai 1945,
l'histoire de l'horreur de ces temps-là ne s'arrête pas. Dans les jours qui
précèdent l'effondrement du Reich, le général commandant en chef des forces
alliées du théâtre européen prend une décision discrète, et même
quasiment secrète. Eisenhower en effet décide que les prisonniers de guerre
allemands ne seront plus des prisonniers de guerre, et comme tels couverts par
les Conventions de Genève signées en 1929 par les Etats-Unis, mais du
«Personnel ennemi désarmé» (Disarmed Enemy Forces, ou DEF), qui, lui,
n'ayant aucun statut légal, n'est pas couvert par les Conventions de Genève,
qui font obligation à la Puissance qui détient les prisonniers de les traiter
convenablement et de les nourrir comme elle nourrit ses propres hommes de
troupe, de leur permettre de recevoir du courrier et des visites du Comité
International de la Croix-Rouge chargé de faire des rapports secrets à la
puissance qui détient les prisonniers comme à celle, dite puissance
protectrice, dont ils relèvent. Pour plus de sûreté, les Américains
décident d'ailleurs à ce moment-là, le 9 mai 1945, au lendemain de la
reddition allemande, de ne plus reconnaître la Suisse comme représentante de
cette puissance protectrice, en lieu et place de l'Allemagne, en vertu du
raisonnement suivant : il n'y a plus d'Etat allemand, c'est le gouvernement
militaire allié qui prend sa place. Par rapport aux Conventions de Genève, les
Alliés sont donc juge et partie, et parfaitement libres d'appliquer la
politique de leur choix.
On aurait tort de penser qu'il s'agit là d'arguties juridiques. Le sort des
prisonniers soviétiques pendant la guerre en témoignerait à lui seul. L'URSS
n'étant pas signataire des Conventions de Genève, les Allemands étaient
libres de traiter les prisonniers soviétiques beaucoup plus durement qu'ils ne
le firent avec les prisonniers occidentaux. Ces derniers avaient droit au
courrier et, surtout — ce qui a sauvé d'innombrables vies — aux colis
envoyés par les familles ou les Croix-Rouges. On sait aussi que les prisonniers
soviétiques survivants furent massivement accusés de trahison et déportés en
Sibérie après la guerre, en compagnie d'un bon million de prisonniers
allemands, eux aussi désormais dépourvus de protection.
Au cours des six premiers mois de 1945, les Alliés firent ainsi de très
nombreux prisonniers, dont plus de 5 millions tombèrent aux mains des seuls
Américains. Une partie fut libérée assez vite mais plusieurs millions
restèrent captifs, soit comme «personnel ennemi désarmé», soit comme
«prisonnier de guerre». Le 4 août 1945, ces derniers furent subrepticement
classifiés comme «personnel ennemi désarmé», ce qui permit, sur instruction
directe d'Eisenhower, de réduire les rations alimentaires. La ration du soldat
américain était de 4 000 calories mais celle des prisonniers de guerre
tournait autour de 1 500, ce qui assure juste la survie (c'est celle, par
exemple, des camps de concentration viêtnamiens). La ration du «personnel
ennemi désarmé» descendait à 1 000 ou 900 calories. On rassemblait ces
prisonniers dans des camps improvisés, habituellement des champs que l'on
entourait de barbelés. Il n'y avait pas d'abri. Des directives disent
clairement qu'il ne fallait pas leur donner de baraquements. On refusa de
fournir des tentes, dont l'armée américaine avait des surplus énormes. Pas
d'eau ou un peu, rationnée, très peu de nourriture, pas de soins médicaux,
aucuns travaux d'hygiène. Les prisonniers, qui comprenaient non seulement des
soldats, souvent très jeunes, mais aussi des civils, des femmes et des enfants,
ont commencé à mourir, surtout de maladies vite provoquées par la
sous-alimentation. Ce fut ce que James Bacque appelle les «camps de la mort
lente». Ce n'étaient plus les Allemands ou les Japonais, ou le Goulag,
c'étaient les Américains, appliquant la même méthode de base : la faim. Ce
n'est pas sans raison que le général Patton jugeait que le général
Eisenhower appliquait aux Allemands «les méthodes de la Gestapo» (p. 143).
C'est un peu par hasard que l'auteur, le Canadien James Bacque, est tombé sur
ce problème. Quand il a commencé à fouiller la question, il s'est aperçu
qu'un épais voile de propagande mensongère avait recouvert depuis le début
une sinistre réalité : les Américains et les Français, qui avaient réclamé
aux Américains la livraison de centaines de milliers de prisonniers de guerre
à titre de réparation, avaient si mal traité ces prisonniers que ceux-ci
avaient péri en masse. Sept à huit cent mille morts peut-être, ou même
davantage. Il semble impossible de parvenir à des chiffres sûrs. Une bonne
partie des documents ont disparu ou sont introuvables. L'auteur a fouillé les
archives historiques aux Etats-Unis ; il a sondé les archives militaires
françaises au fort de Vincennes et les archives fédérales à Coblence. Avec
des documents très disparates, il conduit des calculs très compliqués sur la
valeur desquels je me sens incapable de formuler une opinion. Mais il n'est nul
besoin de s'attarder sur les chiffres pour voir, aussi bien d'après les
décisions politiques du gouvernement militaire américain que d'après les
témoignages des internés allemands ou des rapports d'un délégué du CICR
[Comité International de la Croix-Rouge], ou encore de certains Français qui
vivaient à proximité des camps, qu'il s'est passé là une catastrophe
humaine, parfaitement orchestrée par les responsables alliés, De Gaulle y
compris, et généralement acceptée par ceux, dans l'opinion et dans l'armée,
qui savaient et qui auraient pu protester. Mais à l'époque, qui aurait parlé
pour des prisonniers allemands ? On peut même dire que ces prisonniers étaient
innocents puisque tous ceux qui pouvaient être soupçonnés de crimes par les
Alliés avaient été au préalable soustraits du nombre de ces prisonniers et
mis dans les camps de concentration qui venaient de se vider. L'ouvrage de
Bacque choisit de ne pas parler de ces détenus soupçonnés de nazisme, ni des
prisonniers faits par l'URSS, ni du sort des réfugiés de l'Est. Les victimes,
là, se chiffrèrent en millions. Après la fin des hostilités, rappelons-le.
La civilisation avait vaincu la barbarie et le barbare gisant au sol ne
méritait à l'évidence que des coups de pied. Nous devons en être fiers.
Le rôle des Français est particulièrement peu reluisant. Ils auraient eu
environ 1 600 camps répartis entre la France et la zone d'occupation française
en Allemagne. Les forces françaises auraient fait 280 000 prisonniers. Les
Français auraient demandé 1 700 000 prisonniers à leurs alliés américains,
mais le nombre total n'aurait pas dépassé les 800 000. Tous ces chiffres sont
imprécis parce que les documents sont peu explicites et que la brochure écrite
par le général Buisson, chef du service chargé des prisonniers de l'Axe, Historique
du service des prisonniers de guerre de l'Axe (1943-1948) , publié en
circulation restreinte par le ministère de la Défense nationale en 1948,
montre surtout que le général était un «statisticien agile», d'après ce
qu'en dit James Bacque. D'après les calculs de l'auteur, le nombre de morts
dans ces camps se situe entre 167 000 et 314 000. Il remarque que la question a
été soulevée dans la presse française, timidement dans Le Figaro des
22 et 29 septembre 1945, par Serge Bromberger, et plus nettement par Jacques
Fauvet dans Le Monde du 30 sept.-1er octobre 1945 (voir ci-après). Mais
les autorités militaires ont noyé le poisson et la presse a abandonné la
question. Les journalistes sont rarement curieux, quoi qu'on en pense. L'auteur
consacre d'ailleurs un chapitre entier («Mythes, mensonges et histoire») à la
façon dont cette question a été occultée et recouverte, surtout à usage de
l'opinion allemande, d'un mythe fort opportun, au terme duquel tous les
prisonniers manquants devaient forcément se trouver aux mains des Soviétiques
ou morts en Sibérie. Cette croyance conserve tout son crédit aujourd'hui
encore en Allemagne.
Ce livre est un ouvrage pionnier. Il est probable que toutes les archives n'ont
pas été mises à contribution. Les archives militaires américaines sont
dispersées sur au moins une soixantaine de bases à travers tout le pays. Les
documents «déclassifiés» [ouverts au public] le sont au hasard du bon
vouloir des autorités, on l'a vu en d'autres circonstances. En France même, il
y aurait sûrement encore beaucoup de recherches à faire. Enfin, il faut
rappeler que le Comité International de la Croix-Rouge à Genève, qui a fait
des inspections à l'époque, au moins dans certains camps, a refusé de
communiquer ses rapports à M. Bacque.
«Other Losses», «Autres pertes», est la catégorie statistique
mystérieuse où disparurent, non seulement sur le papier, mais aussi dans la
réalité, des centaines de milliers d'hommes dont le seul crime était d'avoir
perdu la guerre, victimes de la basse vengeance des vainqueurs. Pour ceux que
cette notion intéresse, cela répond certainement à la définition des crimes
contre l'humanité. Nous attendrons avec curiosité de voir qui, parmi les
défenseurs patentés des victimes de crimes contre l'humanité, se dressera
pour réclamer, quarante-cinq ans après, justice et réparation.
* * *
Archives du service historique de l'armée de terre à
Vincennes
Référence : 7-P-40
COMITÉ INTERNATIONAL DE LA CROIX-ROUGE
Agence centrale des prisonniers de guerre
Délégation en France
Paris VIII e ,
128, Faubourg Saint-Honoré
26 Septembre 1945
Monsieur le Général de Gaulle
Président du Gouvernement Provisoire de la République Française
Rue St-Dominique
PARIS
Mon Général,
En date du 3 Septembre je vous ai prié de me faire l'honneur de m'accorder une audience en vue de vous entretenir de la situation des prisonniers de guerre allemands en mains françaises.
Ces prisonniers sont au nombre de 600 000.
200 000 sont dès maintenant inaptes au travail, soit :
a) 50 000 parce qu'ils sont rapatriables au sens des
Conventions (amputés, aveugles, fous, tuberculeux avancés, etc.)
b) 150 000 parce qu'ils souffrent de sous-alimentation grave.
La situation des 200 000 prisonniers de guerre ci-dessus mentionnés est si
précaire tant au point de vue alimentaire que sanitaire et vestimentaire, qu'on
peut dire, sans être pessimiste, qu'ils ne supporteront pas les rigueurs de
l'hiver.
Pour illustrer la situation générale je me permets de vous
signaler le cas du camp de Thorée près de la Flèche sur lequel vous trouverez
ci-joint un reportage photographique.
Ce camp de Thorée contient 20 000 prisonniers de guerre environ.
13 000 sont, quoique sous-alimentés, aptes au travail.
7 000 sont gravement malades, soit :
a) 2 000 sont dans un tel état que quels que soient les soins qui leur seront
apportés ils mourront probablement d'ici l'hiver (les médecins allemands
eux-mêmes ont renoncé à les soigner).
b) 2 000 sont des cachectiques qui peuvent être récupérés par une
alimentation appropriée, en particulier injections intraveineuses de plasma
sanguin.
c) 3 000 sont en état d'insuffisance grave mais peuvent être récupérés par
suralimentation ordinaire. (le jour de la visite d'un de mes délégués, il y a
eu 20 décès au camp de Thorée pour lesquels le Commandant du camp ne trouvait
même plus de cercueils).
Ce camp de Thorée donne dans ses proportions une image un peu exagérée de l'ensemble.
Pour remédier à cette situation il est nécessaire qu'une action énergique soit entreprise d'urgence.
Je me permets — puisque je suis plongé dans ce problème depuis plus de 3 mois — de vous suggérer les mesures suivantes :
1) Surseoir à tout nouveau transfert de prisonniers jusqu'au
moment où l'Administration sera capable d'absorber régulièrement de nouveaux
contingents de prisonniers,
2) Rapatrier d'urgence tous les prisonniers de guerre non récupérables qui
habitent dans les zones françaises, américaines et britanniques, après
entente avec les différentes Autorités militaires,
3) Suralimentation régulière des prisonniers de guerre récupérables et mise
au travail graduelle de ces prisonniers en vue de faire face aux demandes de
main d'œuvre.
4) Répartition sur un nombre restreint de prisonniers de guerre des moyens
alimentaires et vestimentaires dont dispose actuellement l'Intendance (Les
prisonniers de guerre couchent en général à même le sol et ont en moyenne 1
couverture pour 4).
Ainsi la charge que représentent pour l'Administration française les soins et l'alimentation de 200 000 bouches inutiles disparaîtrait et la catastrophe qui menace d'éclater serait évitée.
Le Comité International de la Croix-Rouge se met à l'entière disposition de l'Administration Française pour l'aider dans la mesure de ses modestes moyens dans sa lourde tâche.
Le Comité International de la Croix-Rouge dispose des reliquats de fonds appartenant à la Croix-Rouge allemande, de dons qui ont été faits au Comité par les prisonniers de guerre allemands en mains américaines aux Etats-Unis, et de dons faits par les prisonniers de guerre en mains françaises. Avec ces différentes sommes le Comité est disposé à acheter des aliments, des médicaments et des vêtements pour les prisonniers de guerre allemands en mains françaises.
Puis-je me permettre, pour faciliter notre tâche, de vous proposer ce qui suit :
1) Le Comité International de la Croix-Rouge a mis à la
disposition de la Délégation de Paris, 3 camions et un stock important de
médicaments,
Pour entreprendre des actions de secours, nous avons besoin d'essence. J'ai
demandé et obtenu du Ministre de la Guerre, lors de l'audience qu'il a bien
voulu m'accorder le 7 septembre, une attribution mensuelle de 8 000 litres
d'essence. Nous n'avons pu cependant entreprendre depuis cette date aucune
action de secours, car malgré mes demandes réitérées nous n'avons pas encore
reçu la première de ces attributions mensuelles [1]
.2) Le Comité est disposé à acheter les stocks de colis
entreposés à Genève et qui sont la propriété du Ministère des Prisonniers,
déportés et Réfugiés. Peut-être le Gouvernement français pourrait-il nous
donner les stocks qu'il détient à Genève et alors nous pourrions, avec
l'argent que nous pensions consacrer à cet achat, essayer de nous procurer des
vêtements.
Un de mes délégués va partir aux Etats-Unis en vue d'acheter sur place des
stocks de vêtements usagés.
Au point de vue Droit International, la Puissance détentrice ne peut pas se libérer des obligations découlant de la Convention de Genève, ainsi que le Comité l'a fait connaître aux différents Gouvernements intéressés par son mémorandum du 21 août 1945.
Ensuite de ce mémorandum j'ai été invité à rencontrer le Commandant en Chef des troupes d'occupation américaines. Le Lieutenant GUY a été avisé téléphoniquement que j'aurais désiré vous entretenir de ce problème avant d'en parler avec le Commandant en Chef américain.
Je quitte Paris pour Francfort demain soir 27 septembre, et jusqu'au moment de mon départ je suis à votre disposition pour le cas où vous désireriez me voir.
Veuillez agréer, Mon Général, l'assurance de ma très haute considération et de mon entier dévouement.
JP. PRADERVAND, Chef des délégations du CICR.
Cette lettre porte :
- le cachet de réception de l'Etat-Major de Guerre daté du 1er
octobre 1945 sous le nº de répertoire 55676 ;
- l'inscription manuscrite suivante : «Essence pour la Cx rouge – Communiquer
à 1er Bureau» ;
- le cachet de réception de l'Etat-Major de l'Armée daté du 4 octobre
1945.
* * *
Le journal Le Monde avait eu le courage de publier dans sa livraison du 1er octobre 1945 un article de Jacques Fauvet sur le sort dramatique des prisonniers allemands. Nous reproduisons ci-après l'intégralité de cet article.
NE PAS LES IMITER …
Un prisonnier, même allemand,
est un être humain
«Comme on parle aujourd'hui de Dachau, dans dix ans on
parlera dans le monde entier de camps comme …»
Notre correspondant cite celui de Saint-Paul d'Égiaux. Mais il apparaît que ce
jugement est valable pour beaucoup des camps ou des dépôts français de
prisonniers de l'Axe.
«Cet autre, nous écrit-on, compte actuellement un effectif de 17 000 hommes et
nous a été remis par les Américains au début de juillet. Depuis, deux
cimetières de 200 tombes chacun ont été remplis. En ce moment, la mortalité
s'élève à dix hommes par jour».
Ici : «2 100 hommes, 600 cas d'œdème, 40 % des hommes souffrent de la
dysenterie».
Là : «Alimentation misérable, morbidité et mortalité élevées».
Un ordre personnel du ministre de la Guerre interdisant l'entrée de ces camps,
force nous est de faire confiance à des témoignages écrits ou oraux.
L'autorité militaire ne conteste d'ailleurs pas la gravité de la situation.
Elle s'efforce d'y remédier, mais l'accroissement continu des effectifs ne
facilite pas sa tâche.
*
La France avait, au 15 septembre, 700 000 prisonniers de
l'Axe, dont 371 000 étaient au travail et 40 000 juste bons à être
rapatriés.
C'est l'intendance qui a la charge de ravitailler les camps, les dépôts et les
entreprises où les prisonniers sont en nombre important. Il existe une ration
de base dont on s'accorde à dire qu'elle est juste suffisante pour ne point
mourir trop vite. Les chefs de dépôts avaient, jusqu'au 1er septembre, le
loisir de la compléter par des achats faits au commerce local. Mais, à
supposer qu'ils y aient mis de la bonne volonté, il est peu probable que cette
source leur ait fourni de sérieux appoints. Aussi bien une récente décision
vient-elle de les autoriser à utiliser des denrées contingentées de
l'intendance. Une amélioration serait déjà observée. Nous en serions à 1
006 calories.
Les chiffres n'ont d'ailleurs aucun sens en cette matière. Des rations
théoriques sont prévues, que les fantaisies de l'approvisionnement et les
mystères de cuisine réduisent dans une large mesure. Nous avons connu des
gardiens allemands qui se nourrissaient sur les rations des prisonniers. On
voudrait être sûr que des Français ne se laissent pas aller à les imiter.
Quoi qu'il en soit, le résultat est là. Les prisonniers meurent en trop grand
nombre. Et non point de maladie, mais de faim. Ceux qui sortent des camps sont
pour beaucoup inaptes au travail. Et l'on ne saurait mieux s'exprimer que cet
ingénieur des houillères du Nord qui refusait de faire de la mine «un centre
de convalescence pour prisonniers éthiques ou éclopés». Il y avait alors 2
000 inaptes pour 14 000 travailleurs de fond».
Le reproche ne saurait d'ailleurs porter que sur le régime des prisonniers des
camps ou des grosses entreprises ; celui des Allemands employés dans les
petites exploitations agricoles, ou industrielles étant égal, sinon parfois
supérieur, à celui des ouvriers français.
Le problème de l'alimentation supposé résolu, il reste celui de
l'habillement. C'est à l'Allemagne qu'il incombe de vêtir les prisonniers.
Mais il n'y a plus d'Allemagne. Des collectes vont être organisées outre-Rhin.
A défaut d'autorités politiques, les évêques seront touchés par la voie du
Vatican. Si ces démarches demeurent vaines, des réquisitions seront
ordonnées. Les couvertures enfin font défaut. Au seuil de l'hiver, il n'y en a
pas une par homme. Et l'autorité militaire a peu d'espoir d'en obtenir.
*
Il est entendu qu'une discrimination doit être faite entre
les criminels de guerre coupables des pires horreurs et les prisonniers de
guerre qui doivent être traités comme tels. La convention de Genève, en son
article 11, prescrit de nourrir ceux-ci comme le sont les troupes de dépôt.
L'Allemagne, objectera-t-on, n'a pas toujours, et particulièrement sur ce
point, respecté cette convention. Mais quand bien même l'eût-elle plus
amplement violée, il ne paraît point que nous soyons justifiés à suivre son
exemple.
On a souvent dit que le meilleur service que nous pouvions rendre à nos
adversaires était de leur ressembler, assurés qu'ils peuvent être ainsi de
nous retrouver au tribunal de l'histoire. Mais c'est à une idée plus haute de
sa propre dignité que la France se doit d'être fidèle. Il serait regrettable
que la presse étrangère fût dans l'obligation de nous le rappeler.
Sans doute n'est-il point question pour un pays exsangue d'offrir aux
prisonniers qu'il emploie un régime de bien-être et d'abondance dont beaucoup
de ses citoyens sont privés. Mais il est un minimum à assurer à un être
humain, fût-il allemand et prisonnier. Et il ne paraît point que la
Croix-Rouge, témoin irrécusable, estime que l'ayons atteint.
Nos correspondants estiment n'avoir pas lutté et souffert pour que se perpétue
l'offense faite à l'homme par des actes ou des faits qu'ils ont réprouvés en
d'autres temps, en d'autres lieux. La loi du talion, qui a pour nom moderne
celui de représailles, est étrangère à notre tradition.
Il est un dernier argument qui paraîtrait plus convaincant s'il n'était
quelque peu entaché d'intérêt. Ces prisonniers, nous les avons demandés et
obtenus pour nous aider à produire et à reconstruire. Et pour cela seulement.
Le paysan, lui, sait qu'on n'obtient pas de travail sans nourrir la bête. On ne
peut croire que l'État soit moins avisé lorsqu'il s'agit d'êtres humains.
JACQUES FAUVET
[1] En marge de cet alinéa figure la mention manuscrite «C'est fait».
Revue d’Histoire Révisionniste, n° 1, mai-juin-juillet 1990, pp 150 à 160
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